La perception de l’analyste et celle de l’usager

 

La perception d'un espace donné diffère selon les individus. « La construction du savoir géographique est conditionnée par les représentations mentales elles-mêmes d'abord liées aux informations disponibles, reçues ou collectées, dans lesquelles les expériences personnelles et les média jouent un rôle non négligeable » (Mérenne Schoumaker, 2002, p.83). Un usager perçoit l'espace différemment selon les époques, son statut socio-professionnel, ses habitudes et ses sensibilités. Celui-ci garde en mémoire des images des lieux qu'il fréquente et des éléments les plus marquants qui s'y trouvent. La première image qu'il mémorise est l'espace bâti qui l'environne et dans lequel il développe des sensations.

Le processus de perception repose donc sur ces images dont les informations sont soit appréciées et valorisées, soit évaluées négativement, soit finalement ignorées. Ces choix subjectifs ont des répercutions sur la pratique de l'espace urbain. À première vue, il y autant de perceptions de l'espace urbain que de personnes et d’acteurs. Cependant, comme différemment souligné par K. Lynch (1960) et par M. Albwachs (1950), l’ensemble de ces perceptions individuelles produit une image collective de l'espace urbain. C'est cette image qui devient dominante et dont les politiques et les professionnels de l'aménagement se servent pour orienter leurs actions.

Parmi les acteurs de l’espace urbain, un rôle particulier est assigné précisément aux professionnels de l’aménagement, les analystes de la ville, détenteurs de savoirs spécifiques et de la légitimité sociale pour imposer certains points de vue dans la façon d’aborder les problèmes de l’espace urbain (Bassand 2001). L'analyste aussi perçoit l'espace avec subjectivité, mais aura tendance à souligner le caractère objectif de sa vision des choses, dérivant de l’application de protocoles formalisés d’analyse. De par sa formation professionnelle (géographe-urbaniste ou architecte-urbaniste) et les protocoles adoptés, l'analyste perçoit un certain nombre d'éléments auxquels il prête plus attention que l'usager. L’application de grilles d’analyses formelles issues d’une démarche théorique (par exemple le vocabulaire perceptif proposé par K. Lynch) permet de parvenir à une prise en compte plus exhaustive de la perception de la place. Par une démarche de généralisation et de synthèse on peut également produire un diagnostic perceptif, faisant état des atouts et des inconvénients qui participent à la perception de l'espace ainsi que l'ambiance créée par les groupes d'individus.

L’analyste repère, en tant qu’initié, quels sont les caractéristiques formelles du lieu, notamment celles liées à la configuration de l’espace physique de la place et les modifications de configuration susceptibles d’engendrer un changement de perception. Beaucoup a été par exemple écrit par les urbanistes sur la nécessité d’une fermeture visuelle (même seulement partielle) de la place. En effet, selon C. Sitte (1989), il doit y avoir une certaine configuration de la place et des rues de telle façon qu'on ait une impression de fermeture. Le désintérêt du mouvement moderne pour ces aspects formels de composition de l’espace public a ainsi été plus récemment suivi par un retour critique sur les réalisations architecturales du second après guerre. Il s’agit bien évidemment de lectures savantes difficilement formulables par l’usager des lieux, auquel manque souvent la connaissance d’éléments de comparaisons en matière de composition d’espaces publics à d’autres époques et dans d’autres lieux. De même, la perception d'élargissement du champ visuel et le sentiment de plus grande liberté de mouvement que procure une place sont dus au contraste avec la taille des voies qui amènent le piéton à la place. En travaillant sur la géométrie de la rue menant à la place, l’urbaniste peut moduler la perception de ses futurs usagers.

Enfin, l'analyste peut avoir recours à des techniques d’analyse de l’espace lui permettant de faire émerger des nouvelles connaissances et de construire un discours technique sur la perception de la place. Ces techniques peuvent aller de l’application scientifique de la perspective (maitrisée et utilisée par les architectes depuis la Renaissance), aux principes de la perception des formes (Gestalt) et des paysages urbains (Lynch, Cullen), jusqu’aux algorithmes de la syntaxe spatiale, permettant de comprendre le rôle d’un axe visuel par rapport à l’ensemble des relations qu’il nourrit avec les autres axes. L’analyste peut également mobiliser les outils de la sémiotique pour l’analyse de la symbolique d’une place, ou aux savoirs de l’historien, de l’anthropologue et du sociologue sur l’évolution des représentations sociales de ces mêmes symboles. Toutes ces connaissances permettent de nourrir le regard de l’analyste sur le terrain et de focaliser sa vision en la dirigeant vers les points de fuite, les éléments de forme, les axes visuels ou les symboles qu’il aura préalablement identifié par ses analyses et ses lectures.

Or, ces mêmes éléments, souvent moins formalisés, sont également les ingrédients de base de la perception de l’usager, qui est de surcroît nourrie d’une dimension symbolique personnelle et affective que seul l’usage des lieux peut donner. Ce qui change entre l’analyste et l’usager est ainsi d’abord la conscience du processus perceptif et l’effort de le formaliser dans le cadre d’un protocole permettant un minimum de généralisation des expériences effectuées. Il est ensuite la connaissance intime des lieux et de leurs fonctionnements, qui est le résultat d’un long processus de fréquentation, d’usage et d’appropriation.

L’éventuelle convergence/divergence entre les perceptions de l’analyste et des usagers prend toute son importance dans un contexte où l’aménagement urbain est devenu une discipline fondamentalement collaborative au cours des dernières décennies. Jarvis (1980) souligne ainsi une limite intrinsèque des représentations de type « vision sérielle » proposés par Cullen (1961). La vision sérielle ou toute autre détermination d’une séquence visuelle (voir essentiel méthodologique) est la vision et la perception de l’espace de la part d’un seul individu, l’analyste, qui choisis les points de vue sur son parcours, réalise les clichés (ou les croquis) et les interprète d’un point de vue de la symbolique visuelle. Cullen ne considère pas les réactions des autres usagers de l’espace urbain. Il place au centre de son Townscape un analyste particulièrement cultivé en termes de perception et de lecture visuelle. Le rôle de l’analyste devient ainsi celui d’un interprète qui explore l’espace pour lui assigner des valeurs inspirées par ses propres perceptions et son propre bagage culturel. La même situation caractérise les lectures de l’espace urbain fournies par les tenants de l’approche typo-morphologique (Caniggia et Maffei 1979), où c’est la connaissance historique de l’analyste qui permet d’assigner des valeurs aux éléments physiques du paysage urbain. Dans les deux cas de figure, il faudra garder à l’esprit que d’autres usagers de l’espace, avec d’autres rôles sociaux, ne partageant pas forcement les valeurs dérivés d’une culture artistique et historique, pourraient ne pas percevoir l’espace de la même manière ou ne pas donner la même importance aux valeurs proposés par l’analyste.

Ces considérations ont des conséquences directes sur le type d’analyse de la perception de la place que les étudiants pourront effectuer dans le cadre de ce module. Concrètement, l’essentiel de l’analyse reposera sur des outils de perception de l’analyste, où l’étudiant jouera le rôle de l’urbaniste en charge de l’étude de la place. Dans son analyse du paysage urbain, K. Lynch offre ainsi un vocabulaire qu’il faudra adapter à l’échelle d’une place. Mais la démarche de Lynch était de type bottom-up, où les éléments structurant le paysage perçu (limites, voies, points de repère, etc.) étaient dérivés des entretiens avec les usagers de la ville. En revanche, dans nos applications, l’analyste essayera d’appliquer lui-même les catégories de Lynch à l’espace perçu. La séquence visuelle contribuera également à l’analyse perceptive de la place, et reposera nécessairement sur les choix de l’analyste dans la sélection des plans qui composeront la séquence. D’autres techniques seront mobilisées pour inclure, même de façon sommaire et seulement exploratoire, les perceptions subjectives du paysage de la place, et en premier lieu celle de ses usagers habituels. Selon les suggestions du dernier essentiel méthodologique du présent module, un questionnaire a été élaboré et utilisé pour collecter de façon très synthétique quelques éléments d’ensemble sur l’usage et la perception de la place de la part des individus. Ces informations seront également complétées par la production de quelques cartes mentales de la part des usagers de la place. La réalisation d’entretiens, ainsi que la constitution et l’exploitation d’un véritable corpus de cartes mentales des places étudiées, seront des développements souhaitables des analyses ici conduites.

Un dernier exercice a été finalement effectué par les étudiants ayant travaillé à l’analyse des places niçoises. Pour apprécier la variabilité du regard que même l’analyste peut porter à l’espace par rapport aux objectifs de l’étude, il a été demandé à des petits groupes de trois étudiants de proposer par le biais de la photographie une représentation de l’image de la place répondant à trois commandes différentes. La première est celle d’une étude urbanistique sur le fonctionnement de la place, pour laquelle l’image se voudrait la plus objective possible, se focalisant sur la composition, les activités, les flux ou tout autre élément qui serait perçu comme étant caractéristique pour la place en question. La seconde est celle d’une représentation du vécu de la place, avec un regard plus anthropologique sur les interactions humaines et sur l’image que renvoie la place en tant que lieu de vie. La troisième est une commande relativement classique de marketing de la place, où l’urbaniste doit contribuer à la création d’une image relativement stéréotypée de la place pour favoriser l’attraction de touristes ou d’investisseurs.