Approfondissement théorique: la perception du paysage urbain selon Kevin Lynch

 

Urbaniste et universitaire américain, Kevin Lynch fut professeur au MIT et participa en qualité de conseiller à plusieurs projets d’aménagement aux Etats-Unis, dont le projet de remodèlement du centre de Boston. Par son ouvrage fondateur « L’image de la cité » (The Image of the City, 1960), Lynch refonda la légitimité de l’analyse visuelle du paysage urbain, à un moment où la pratique urbanistique était essentiellement fondée sur l’analyse fonctionnelle de l’espace. Dans d’autres ouvrages, Lynch explore la présence du temps et de l’histoire dans l’environnement urbain (What time is this place?, 1972), et l’exploitation des perceptions et des valeurs humaines comme nouvelle base de conception pour un urbanisme meilleur (Good City Form, 1984).

Kevin Lynch a été parmi les premiers auteurs à s’intéresser à la perception de l’espace urbain et demeure une référence en la matière. Dans « L’image de la cité », il examine la qualité visuelle de la ville américaine, et notamment des cas de Boston, de Los Angeles et de Jersey City, en étudiant la représentation mentale de la ville chez ses habitants. D’un point de vue méthodologique, Lynch effectue des entretiens avec un petit nombre d’usagers de l’espace urbain, leur demande de produire un croquis du plan de la ville, de décrire en détail un certain nombre de trajets à travers la cité et de faire la liste, accompagnée d’une brève description, des parties de la ville qu’ils considèrent être les plus caractéristiques. Par ces entretiens, Lynch essaye de dériver les images mentales des villes produites par les individus et les éléments constitutifs du paysage urbain, paysage qu’il interroge suivant les critères de lisibilité, d’identité, d’orientation, et de mémorisation. La lisibilité est définie par Lynch de façon très pragmatique : c’est la clarté du paysage, la facilité d'identifier les éléments de la ville et de les structurer en un schéma cohérent. Cette clarté permet d’abord de s'orienter, grâce aux indications sensorielles et aux souvenirs, assurant ainsi la "sécurité émotive" des habitants. Ainsi définie, elle est différente de la lisibilité recherchées par les architectes de l’école de la typo-morphologie urbaine (Caniggia et Maffei 1979), qui insistent davantage sur le lien des formes urbaines observables avec les processus historique ayant contribué à les façonner au cours du temps. Il est d’autre part vrai que la lisibilité d’une forme urbaine pour Lynch contribue également à fournir un sens, permettant l'élaboration de symboles et de souvenirs collectifs. En cela elle peut rejoindre davantage les préoccupations de l’école typo-morphologique.

« Tout comme cette page imprimée est lisible si on peu la percevoir comme un canevas de symboles reconnaissables et liés entre eux, de même une ville lisible est celle dont les quartiers, les points de repères ou les voies sont facilement identifiables et aisément combinés en un schéma d’ensemble » (p. 3).

Au delà de la seule lisibilité pratique, pour Lynch la forme urbaine doit également être identifiable par ses caractéristiques qui la rendent unique et ce sont précisément ces caractéristiques qui permettront aux individus et aux groupes sociaux de se l’approprier pour lui donner une signification émotive et affective. Lynch crée alors le concept d’« imagibilité » des formes urbaines, qui correspond à leur capacité à provoquer une image chez l’individu et par là faciliter la création d’images mentales collectives. Une ville avec une forte imagibilité permet à l’observateur de la percevoir comme une structure fortement continue, comme un enchainement cohérent d’objets distinctifs qui entretiennent des relations claires avec d’autres objets. Au-delà des filtres subjectifs, la morphologie, la forme physique de la ville joue alors un rôle fondamental dans la production de l’image perçue à travers cinq types d’éléments constitutifs du paysage urbain : les voies, les limites, les nœuds, les points de repère et les quartiers.

 

Les voies

Les voies (paths) sont des éléments linéaires du paysage urbain permettant l’organisation du mouvement. Rues, trottoirs, sentiers, lignes de transport en commun, voies ferrées, les voies sont susceptibles d’être parcourues physiquement par les piétons-observateur et éventuellement par différents types de véhicules. Elles se structurent en réseaux et couvrent l’ensemble de l’espace urbain. C’est en premier lieu en parcourant le réseau viaire que les individus perçoivent le paysage urbain. Même du seul point de vue de la perception du paysage urbain, les différentes voies d’une ville peuvent être hiérarchisées. Il ne s’agit pas seulement d’une question de gabarit : le rôle de chaque voie dans la structuration du paysage urbain est également une fonction de sa fréquentation (même si les recherches plus récentes de l’école de la syntaxe spatiale montrent que ces fréquentations sont souvent déjà une conséquence de la configuration du réseau viaire). La manière dont un parcours s’offre à la vue (perception de l’extérieur) et toutes les vues qui sont possibles à partir de ce parcours (perception de l’intérieur) se combinent pour déterminer l’importance du parcours dans la constitution du paysage perçu.

L'imagibilité des voies s'accroît grâce à plusieurs qualités : leur continuité (de la chaussée, de la largeur, du nom), leur direction (la pente, les gradients d'intensité d'utilisation ou d'ancienneté, un bâtiment typique d'un côté, l’existence de points de repère aux extrémités, etc. permettent de différencier les deux directions d’une voie), leur étalonnage (des points de repère secondaires permettent de se situer le long de la voie), les relations géométriques définies avec les autres voies (les rues changeant graduellement de direction qui, comme à Boston, commencent en parallèle et terminent en se croisant perpendiculairement sont particulièrement désorientant pour le piéton ; de même, les chemins souterrains du métro ne définissent pas des relations géométriques claires avec les voies en surface), la clarté des intersections (où sont prises les décisions d'orientation). D’autres particularités peuvent compter également pour l’imagibilité d’une voie, comme la largeur du champ visuel qu’elle permet ou les qualités kinesthésiques donnant une impression de mouvement (dans un virage ou une montée).

 

Les limites

Les limites (edges) sont également des éléments linéaires du paysage urbain, susceptibles d’être parcourus visuellement et qui constituent le bord d’éléments surfaciques. Ce sont des éléments naturels ou anthropiques, qui forment de véritables ruptures à l’intérieur de la ville : rivages, tranchées de chemin de fer, murs, etc. Parfois, une limite peut coïncider avec une voie, séparant des sous-espaces urbains clairement identifiables. Les limites les plus claires sont celles qui sont fortement perceptibles et qui représentent une forme continue (même la limite entre le front bâti et la forêt peur contribuer à structurer le paysage urbain quand elle est clairement définie). Pour qu’elle soit bien ressentie dans le paysage, une limite n’a pas à être nécessairement infranchissable; dans les faits, la limite agit souvent comme une couture qui réunit plutôt qu’une barrière qui sépare. Les limites les plus fortes entres les quartiers sont celles qui sont visibles, continues, impénétrables : tels les fronts de mer ou de lac (comme à Chicago) et les rivières. La perception et la visibilité d’une limite peut être augmentée en en rendant la forme continue, en en différenciant les deux côtés (par des matériaux, des plantations contrastées).

 

Les quartiers

Les quartiers (districts) sont des éléments surfaciques de la ville, caractérisés par un certain degré d’homogénéité (perceptive, fonctionnelle, etc.) et permettant à l’usager d’avoir la sensation d’entrer, de sortir ou d’être dans un espace. Ce sont des zones clairement identifiées à l’intérieur des villes. Zones étendues avec des caractéristiques internes qui leurs sont propres, ce sont des unités thématiques, crées par les particularités typiques qui sont reconnues et représentées par les habitants sous forme d’images. Les typologies et les styles architecturaux, les caractéristiques sociales et ethniques des habitants, les spécialisations fonctionnelles, les couleurs, les ambiances, peuvent tous contribuer à définir un quartier perçu et reconnu dans la ville. A Boston, c'est ainsi d’abord la force thématique des différents quartiers qui constitue l'élément fondamental de l'image de la ville, suppléant l'absence de clarté de la voirie.

 

Les nœuds

Les nœuds (nodes) sont des éléments ponctuels dans la perception du paysage urbain. Ce sont des jonctions de voies où l'on doit prendre des décisions (de direction notamment, mais aussi de mode de transport, comme dans le cas d’une station de métro ou d’une gare). Les contraintes de la prise de décision rendent les usagers de l’espace public plus attentifs, et donc plus sensibles, aux éléments placés à côté d’un nœud. Plusieurs facteurs contribuent à l’imagibilité d’un nœud : sa forme (bifurcation, croisement, étoile, etc.), la clarté des liaisons entre les voies et la force visuelle des bâtiments et des autres éléments architecturaux (monuments, mobilier, etc.) qui marquent le nœud. Certaines places emblématiques des villes italiennes, comme Saint Marc à Venise et celle de la cathédrale à Florence, constituent des exemples remarquables de nœuds à forte imagibilité, mettant savamment à contribution les points de repère architecturaux (clocher, église, palais) dans leur structuration visuelle.

Lynch remarque également l’existence d’une sous-catégorie de nœuds pour lesquels la concentration d’éléments caractéristiques (d’un point de vue architectural, fonctionnel ou autre) l’emporte sur la convergence des voies : les « noyaux ». Ces derniers sont ainsi presque des éléments surfacique à l’étendue spatiale très limité et constituent souvent un élément de centralité pour les éléments surfaciques plus vastes qui sont les quartiers.

 

Les points de repère

Les points de repère (« landmarks ») sont d’autres éléments ponctuels du paysage urbains. Leur nature peut être très variée : un bâtiment remarquable, un élément végétal singulier, un monument, un équipement technique, …Comme le nom l’indique, ces éléments permettent à l’usager de se situer (au moins de façon relative) et de s’orienter dans l’espace urbain.

L’échelle d’action d’un point de repère doit prise en considération. Certains points de repère peuvent structurer un secteur ou une ville entière. Il s’agit d’éléments visibles depuis une grande partie de l’espace urbain (comme un élément orographique, une architecture verticale se détachant nettement du bâti environnant, etc.). D’autres ont une valeur plus locale, servant à marquer un nœud ou rythmer un parcours. Pour être clairement identifiable, un point de repère doit ressortir clairement de son environnement : par sa forme, par son style, par ses dimensions, par ses matériaux, par ses fonctions uniques, le point de repère doit marquer un contraste avec les éléments qui l’entourent.

Aux points de repère reconnus par l’ensemble de la population urbaine, se rajoutent d’autres points singuliers relevés par chaque individu. Chaque usager de l’espace public tend ainsi à remarquer les éléments près des points de décision qui ponctuent son quotidien : une devanture de commerce, un élément végétal autrement insignifiant, une adresse connue, une affiche lumineuse peuvent devenir ses repères du paysage de la mobilité quotidienne. Selon Lynch, l’analyse du paysage urbain collectivement perçu ne pourra pas prendre en considération cette multitude de points singuliers. Lynch analyse en revanche la distribution spatiale des points de repère (dilution dans l’espace urbain ou regroupement en grappes) et leurs relations avec les autres éléments du paysage perçu (notamment les nœuds et les voies). La reconnaissance de la part des usagers de la structure spatiale d’ensemble marquant l’espace urbain assure l’efficacité fonctionnelle des points de repère (en termes d’orientation) et la sécurité émotionnelle des usagers.

 

L’interaction des éléments du paysage urbain et les préconisations d’aménagement

Les cinq types d’éléments ainsi identifiés interagissent dans la définition du paysage urbain perçu par l’usager. Le résultat final étant tantôt un paysage remarquable à forte imagibilité, tantôt un paysage confus, difficilement lisible et même désorientant pour ses usagers.

Lynch propose également un urbanisme volontaire, susceptible de manipuler de façon délibérée les formes physiques de la ville à des fins sensoriels. L’objectif est de recomposer les différents éléments perceptibles du paysage urbain pour en renforcer l’immagibilité, aux différentes échelles. L’échelle métropolitaine, de la grande agglomération dans son ensemble, est celle qui pose les défis les plus redoutables : sa perception s’effectue principalement à partir de modes de transports motorisés et le long d’axes de déplacements rapides (autoroutes urbaines, lignes ferrées), sa lecture est fragmentée et relativement difficile à cadrer, sa composition s’apparente plus à celle d’une session de jazz que à celle d’une partition de musique classique. Les éléments structurants du grand paysage (rivage, topographie) devront être mis à contribution pour composer de façon lisible le patchwork de la grande métropole moderne. Une hiérarchisation claire des centralités (centres principaux / centres secondaires) pourra également aider à une perception d’ensemble de l’espace métropolitain. Aux échelles plus traditionnelles du quartier ou d’un secteur urbain, la composition du paysage perçu pourra être guidée par les principes de singularité de la silhouette, de simplicité de la forme, de continuité des limites, de dominance visuelle (d’un élément architectural ou d’une activité), de différenciation directionnelle, d’articulation du champ visuel (notamment en prévoient des ouvertures de type panoramique), de conscience du mouvement et, finalement, de mise en exergue de dénominations et de significations, caractéristiques non physiques qui peuvent renforcer l’identité des lieux et, indirectement, leur perception.

   

Figure 5.3 :

Les cinq éléments de la forme urbaine perçue selon K. Lynch.