Approfondissement théorique : La place dans le modèle urbanistique de Nice et de Turin

Seul débouché maritime des États de Savoie, la ville de Nice a fait l’objet d’une planification urbaine très précoce, à partir de la seconde moitié du XVIème siècle. Le modèle de cet urbanisme pre-moderne fut la ville de Turin, nouvelle capitale du Duché de Savoie et laboratoire d’application de conceptions urbanistiques qui puisent leurs racines dans la Renaissance italienne (Comoli-Mandracci 1983, Graff 2000, Graff 2007).

Dans l’urbanisme turinois et niçois, la conception des espaces publics constitue le point de départ de toute extension de la ville. Rues et places (et, plus tard, jardins, boulevards et promenades) déterminent un ordre urbains dans les espaces de nouvelle urbanisation, capable de structurer l’édification des ilots qu’elles interconnectent. Or, ce modèle urbanistique assigne un rôle particulier aux places et aux rues, selon leur importance relative au sein du tissu urbain. Des règles formelles régissent leur disposition au sein de l’espace urbain, tout comme les configurations de leurs possibles agencements. La prise en compte de ces règles de planification et de composition urbaine est ainsi nécessaire pour comprendre le contexte urbain de très nombreuses places conçues à Turin et à Nice jusqu’à la fin du XIXème siècle.

Le modèle de l'urbanisme turinois

Au cours du XVIème siècle, l’Italie est marquée par les vicissitudes des guerres menées par la France et par l’Empire des Augsbourg pour le contrôle des états régionaux de la péninsule. Dans ce contexte, les ducs de Savoie prendront une décision géopolitique majeure : déplacer la capitale de Chambéry à Turin (en s’éloignant ainsi du puissant voisin français), moderniser l’État et mener une politique d’expansion territoriale vers l’Italie du Nord. Faire de Turin, petite ville à l’extrémité occidentale de la plaine du Pô, la capitale prestigieuse d’un État moderne, rivalisant avec Paris, Vienne ou Madrid était un pari très audacieux. Le projet, urbanistique et géopolitique, fut néanmoins conduit avec détermination pendant trois siècles. Il se solda avec l’émergence d’une des plus grandes villes de l’Italie moderne et contemporaine, qui en fut sa première capitale en 1861, quand la maison de Savoie fut capable d’unifier politiquement l’ensemble de la péninsule.

Au milieu du XVIème siècle Turin était donc une ville petite ville d’environ 10 000 habitants. La structure urbaine gardait l’essentiel du plan quadrillé de la fondation romaine, les ducs possédant un château fortifié à l’extrémité orientale de la ville. La décision du transfert de la capitale du Duché de Chambéry à Turin est le fait du duc Emmanuel-Philibert en 1563. Un long débat animera la cours ducale sur le sujet du renouveau architectural et urbanistique. La première réalisation du nouveau duc sera cependant vouée à la défense militaire de la capitale : une nouvelle citadelle bastionnée sera ainsi édifiée au sud-ouest de la ville, laissant la possibilité de prévoir des nouvelles destinations plus « urbaines » aux abords du vieux château. En 1584, le renouveau urbain et architectural se concrétise avec l'architecte Ascanio Vitozzi par la construction d'un nouveau palais ducal à côté de l’ancien et donnant sur une ample place publique à portiques. En réalité Vitozzi ne se limite pas à la construction d’un palais et d’une place. Il conçoit une méthode d’intervention sur la ville qui constituera ensuite l’essence même du modèle turinois. La place Castelloest ainsi l’interface entre la vieille ville (à l’ouest), le nouveau palais (au nord) et le quartier réaménagé à l’extrémité sud-orientale de la ville. Le nouveau quartier est structuré par la rue de Rome qui trouve son origine dans la place Castello, tout en gardant les lignes de l’ancien damier romain. La rue de Rome se développe dans l’axe de la façade urbaine du palais ducal et prend en ligne de mire vers le sud la nouvelle résidence ducale suburbaine de Miraflores. La greffe urbaine soigne également le rapport avec la vieille ville : l’ancien Decumanus romain est rectifié et la rue Palazzo di Cittàpeut ainsi relier l’hôtel de ville à la nouvelle place du pouvoir ducal. Des portiques à arcades bordent la place et les deux rues qui y convergent, offrant un espace plus intime et adapté à l’activité commerciale. La place, le palais et l'équerre des deux rues composent les tracés fondateurs d'Ascanio Vitozzi et donnent forme à un véritable centre directionnel urbain, sièges des institutions de la nouvelle capitale.

Les transformations urbanistiques de Turin se poursuivent dans l’époque baroque et néoclassique, notamment par le biais de trois agrandissements successifs vers le sud (1619-43), l’est (1646-80) et l’ouest (1714-1760). En 1615, Carlo di Castellamonte succède à Vitozzi en tant qu’architecte ducal. Lors du premier agrandissement, Carlo di Castellamonte construira la place San Carlo, une nouvelle place ducale à portiques au débouché de la rue de Rome, là où s’arrêtait l’expansion urbaine de Vitozzi. La rue de Rome sera à son tour prolongée encore plus vers le sud, au-delà de la nouvelle place, pour structurer un nouveau damier urbain, plus ample que celui de la vieille ville, mais interconnecté à ce dernier dès que la possibilité se présente. Le fils de Carlo, Amadeo di Castellamonte, doublera la place Castello à l’est du vieux château moyenâgeux. De la place Castello il fera partir la nouvelle rue , perpendiculaire au fleuve, mais oblique à la poursuite du damier de cette partie de la ville. La troisième expansion, à l’ouest, est due à Filippo Juvara. L’interface avec la vieille ville est ici la place Savoie, d’où se départ le nouveau axe de la via del Carmine. Ce dernier est doublé par un nouvel axe est-ouest (l’actuelle rue Garibaldi), traversant la vieille ville et débouchant sur la place Castello, ayant en fond de perspective le nouveau Palazzo Madama, adossé au château du moyen-age. Les deux rues permettent ainsi de structurer par un damier urbain l’expansion de la ville de Turin vers l’ouest.

Par leur schéma conceptuel similaire, ces interventions permettent de définir un véritable modèle turinois d’expansion urbaine structurée par un système d’espaces publics. Les premiers tracés des secteurs à urbaniser sont des axes, ossature des futurs tissus urbains. Ces axes amorcent de grandes routes radiales. Les nouveaux secteurs à urbaniser s'articulent à la ville existante par des places, pôles-origines des axes au contact du tissu urbain déjà construit. Les axes prennent toujours en ligne de mire des éléments constitutifs du grand paysage urbain (le fleuve, les résidences ducales suburbaines, etc.) introduisant  l'échelle territoriale dans le dessin urbain. Ainsi faisant, ils ordonnent le damier de la future croissance urbaine même au-delà des agrandissements projetés. En ce sens, la ville projette un ordre urbain sur la campagne environnante dans un rayon de 10-20 km, ordre susceptible de servir de base aux phases d’expansion successives. Le calage des trames sur l'axe assure la cohérence interne de chaque agrandissement ; l'interconnexion des trames des différents agrandissements et de la ville ancienne évite la fragmentation de l'espace urbain.

Cette nouvelle structure n’est pas simplement l’extension de l'orthogonalité de la ville romaine. Une concordance est gardée entre l'ancienne trame romaine et les nouveaux éléments, mais ces derniers prennent leur sens par rapport aux nouveaux axes urbains et aux la places sur lesquelles ils aboutissent, selon un schéma typiquement baroque.

Les places publiques jouent un rôle essentiel dans la modernisation de Turin. Les nouvelles places comme la piazza Castello ou la piazza San Carlo constituent les pôles-origines des grands axes routiers, structurant la croissance urbaine. Souvent bordées de portiques pour favoriser les activités commerciales et de loisir, elles sont également conçues par rapport au fonctionnement urbain. Elles sont des places d'échange et de circulation intenses, constituant en même temps l’interface urbanistique entre les vieux quartiers et les quartiers de nouvelle urbanisation. Aux cours des XVII et XVIIIème  siècles, la typologie des rues et des places s’enrichit ultérieurement. En plus des  places principales, sont projetées des places secondaires (comme les place Carlinaet Carignano dans l’expansion orientale projetée par Amadeo di Castellamonte) destinées à aérer les quartiers, à accueillir leurs marchés, ou à servir de parvis au palais de l’aristocratie et de l’administration.

Le système d'espaces publics intègre dans une même globalité les places d'apparat, les cheminements des cortèges officiels et le tissu urbain ordinaire des logements et des commerces, avec les rues du damier et les places secondaires. Les immeubles coordonnés, les places ordonnancées embellissent et aèrent les quartiers tout en communiquant l'image du nouvel ordre dans toutes les parties de la ville.

La nécessité d’anticiper la croissance urbaine par un double système de production de plans d’urbanisme et de suivi de leur réalisation, amènera également l’urbanisme turinois à s’émanciper de la tutelle directe du pouvoir royal (le Duché de Savoie étant devenu Royaume de Sardaigne après le traité d’Utrecht au début du XVIII). En 1773 sera ainsi crée un Conseil des Ediles, chargé de la rédaction des plans et de l’évaluation des projets déposés par les propriétaires des parcelles couvertes par le plan.

En 1809, sous Napoléon 1er, le plan d'embellissement de la ville de Turin introduit des éléments qui innovent par leur échelle et leur forme. Les lignes de force du plan sont d'inspiration française  et prennent la forme de boulevards-promenades arborés se recoupant en grandes places aux portes de la ville. Les espaces publics et leur structure hiérarchique créent des lieux différenciés, favorisant l'identification de nouveaux quartiers. Parcourus par des tramways au cours du XIXème siècle, les boulevards se croisent en des place-carrefours animés, alors que les trames d'îlots délimités par ces boulevards sont aérées par des places secondaires plus tranquilles souvent dotés de jardins publics ou accueillants des marchés.

Cet urbanisme pre-moderne permettra à Turin de se transformer en grande ville industrielle à la fin du XIXème siècle, intégrant l’arrivée des chemins de fer à la trame orthogonale de la ville ainsi que la construction des premiers quartiers ouvriers autours des établissements productifs (Graff 2007). L’urbanité du langage formel de la période baroque et néoclassique assurera le succès des formes urbaines turinoises même au cours du XX siècle. Dans le second après-guerre, les grandes places turinoises souffriront cependant des flux croissant de mobilité motorisés convoyés par les grandes rues qu’y débouchent. Seulement les politiques de reconquête des centres menées au cours des dernières décennies permettront de requalifier ces espaces publics hautement symboliques pour les rendre à une utilisation essentiellement piétonne.

   

Figure 2.14 :

Plan schématique des expansions urbaines turinoises 

 

 

Le modèle turinois à Nice

 

Les transformations urbanistiques opérées à Turin entre le XVI et le XIX siècles seront successivement reproduites dans l’ensemble des villes-relais du pouvoir ducal (Nice, Cuneo, Asti, Verceil, Alessandria, Aoste, Chambéry), formant une grande « étoile baroque » à échelle des États de Savoie (Graff 2000). Avec un langage architectural moins soutenu et des dimensions adaptées aux réalités locales, les principales villes du duché participeront à l’effort de modernisation urbanistique et administrative voulue par les ducs.

A la fin du XVIe siècle, Nice est la seule ouverture maritime des États de Savoie et joue un rôle commercial et stratégique qui retient l'attention du pourvoir. En 1536, Emmanuel-Philibert ordonne la démolition des quartiers autour du château médiéval situé sur la colline du front de mer. Cette dernière sera transformée dans une moderne citadelle bastionnée, participant à la défense du littoral avec la nouvelle citadelle de Villefranche et le fort du mont Alban. Comme à Turin, la résidence ducale peut à ce moment se séparer de la fonction militaire, pour laquelle des équipements spécifiques ont désormais été conçus. En 1553, les ducs de Savoie déménagent ainsi du château médiéval et descendent dans la ville basse en construisant un nouveau palais. Une place (bien plus réduite de celle conçue par Vitozzi à Turin) est crée devant le palais, et un petit lotissement dans la continuation du palais permet d’étendre la vieille ville vers le bord de mer.

L’agrandissement de la Villanova (l’actuel quartier de l’Opéra), sur le bord de mer à l’ouest de la vielle ville, en 1718 décalque encore de plus près le modèle turinois. Une grande place (l’actuelle place du Palais de Justice) est crée comme interface entre la ville existante et le nouveau quartier. Deux rues parallèles (comme dans l’extension ouest de Turin à la même époque) structurent la nouvelle urbanisation en damier : l’une part de la place, l’autre lui est parallèle et débouche sur le cours Saléya, nouvel espace public crée au cours du XVIIème siècle au sud du palais ducal.

Dans les années 1780, la même méthode est employée pour structurer la croissance de la ville vers le nord, dans la vallée du Paillon, et en connexion avec le nouveau port creusé dans le bassin de Lympia. Une place royale à arcades (la place Garibaldi) est ainsi conçue comme interface avec la vielle ville et sert de point de départ de la nouvelle route royale vers le nord (actuellement rue de la République). Comme la rue de Rome à Turin, la route royale structurera le damier niçois dans la plaine du Paillon, organisant la future croissance urbaine dans tout le secteur nord-oriental.

Au début du XIXème siècle, l'achèvement des réalisations amorcées au XVIIIe se traduit par la modernisation de la vieille ville, la création du Quai du Midi, l'achèvement du port et de ses environs et l'anticipation des quartiers ouest promis à un essor considérable grâce au développement de l’activité touristique. En 1825, un plan d’urbanisme (plan régulateur) est proposé par Jean-Antoine Scoffier, architecte de la ville et approuvé par le roi Charles-Albert en 1832. Sur le modèle du Conseil des Ediles de Turin, un nouvel organisme indépendant est crée, responsable devant la ville et l'État : le Consiglio d'Ornato(Conseil d'Ornement) ayant pour mission la réflexion, la création et la proposition en matière d’urbanisme. Le conseil veillera également à l’harmonisation des styles architecturaux et à la création d’espaces publics en vue de « l'embellissement de la ville », il vérifiera la conformité des demandes de construire ainsi que l'actualisation du plan régulateur.

Le plan régulateur de 1832 définit déjà les axes de croissance en direction de l'ouest : la Promenade des Anglais et l’Avenue. Sur la rive gauche du Paillon, des interventions sont également prévues dans le tissu de la vielle ville, pour mieux intégrer cette dernière aux quartiers modernes environnant.  Sont ainsi tracées un nombre restreint de rues nouvelles à gabarit modéré, articulées au moyen de deux places à arcades servant de parvis aux édifices publics majeurs, la cathédrale (place Rossetti) et l’ancien hôtel de ville (place Saint François).

Vers l’ouest, deux ponts sont localisés par rapport à la dynamique urbaine future et sont associés à des axes de croissance : au nord, l’Avenue poursuit le Pont Neuf vers l’intérieur des terres, à l’ouest, l’axe côtier (la Promenade) prolonge le Pont des Anges. Les espaces publics qui serviront d’ancrage à ces axes seront une nouvelle place à arcades an nord et un jardin public à l’ouest. 

Ces grands choix stratégiques prendront une forme spatiale plus précise dans le cadre du second plan régulateur de la ville de Nice, signé par François Aune en 1860. La place Masséna et le Jardin Albert Premier, à l’ouest, tout comme les places Garibaldi et Ile-de-Beauté à l’est, deviendront ainsi des pôles autour desquels structurer le damier de la ville de Nice. À l’ouest, il s’agit d’un damier très particulier, épousant à la fois la géométrie de la Méditerranée et celle du Paillon. Des rues disposées en éventail permettent ainsi de fléchir de façon graduelle la géométrie du quadrillage pour préserver la disposition scénographique des rues, qui gardent toujours en ligne de mire la mer ou le fleuve. La place Masséna et le Jardin Albert Premier sont l’aboutissement des deux axes principaux de la nouvelle urbanisation. Les quais du Paillon ainsi que des nouveaux boulevards à l’ouest, au nord et à l’est (les actuels boulevards Gambetta, Victor Hugo, Dubouchage et Carabacel) définissent deux grandes mailles d’urbanisation. Au sein de ces mailles, une trame plus fine de rues perpendiculaires (trame interconnecté d’une maille à l’autre) définit le damier urbain, sur lequel s’aligneront les architectures. Des grandes places étaient également prévues à l’intersection des boulevards et de l’avenue.

Comme à Turin, les places, les voies des mailles et les rues des trames constituent une hiérarchie d’espaces publics. Les voies des mailles définissent les lignes de force de la voirie urbaine principale. Les places à leur intersection sont des articulations importantes à l’échelle globale. Finalement, à l’intérieur des mailles, des places secondaires, de quartiers, occupent souvent un demi-ilot non bâti, servant d’espace commercial (places Wilson et Grimaldi) ou de devanture pour les équipements publics (comme dans le cas de la place Marshal vis-à-vis de l’Hôpital Saint-Roch).

À l’ouest comme à l’est de la vieille-ville, le plan de chacun de ces nouveaux quartiers adjacents renforce la cohésion de l’ensemble urbain. Loin de simples additions d’îlots, les plans de ces quartiers forment donc des figures complexes, hiérarchisées et interconnectées.

Après 1860, le passage de Nice à la France marque la fin de la planification globale de la ville opérée par le Conseil d’Ornement (Graff 2000). Si les alignements prévus par les plans régulateurs sont maintenus, le système d’espaces publics est fortement affaiblit (comme le montre la non réalisation des places au croisement des boulevards prévue dans le plan de 1860). Des plans de quartier s’inspirant des l’expérience du Conseil d’Ornement, sont néanmoins produits jusqu’à la fin du siècle XIXème et permettent l’extrapolation de la structure des mailles et des trames urbaines au-delà du périmètre couvert par le plan de 1860. Les principales caractéristiques des nouveaux plans sont cependant le manque de rigueur croissant dans la définition du damier urbain et surtout l’abandon du schéma d’articulation des rues à partir de places urbaines hiérarchisées.

   

Figure 2.15 :

Plan schématique des expansions urbaines niçoises

 

Comme le souligne justement Ph. Graff (2000), Turin et Nice constituent des exceptions urbaines. Pendant plus de trois siècles, leur tissu urbain a été planifié par des méthodes relativement modernes, ne pouvant pas se résumer aux seuls embellissements de l’art urbain. À Turin et à Nice les axes perspectifs baroques ne furent pas seulement utilisés pour une mise en scène des lieux clés de la ville constituée. Elles devinrent une partie intégrante de la planification de la ville future, devant conjuguer des valeurs esthétiques et symboliques, mais également des valeurs d’usages en termes de fonctionnement urbain. Dans cette planification, les axes et les damiers urbains qu’ils ordonnent sont également conçu par rapport à des places, qui occupent des positions bien déterminées au sein de l’espace urbain. Globalement, c’est tout un système d’espaces publics qui est conçu comme colonne vertébrale de la nouvelle urbanisation, intégrant au cours du temps des espaces de plus en plus variés (quais, promenades, boulevards, jardins).

Pour comprendre le rôle des places dans le modèle urbanistique turinois et niçois on est obligés à considérer un contexte urbain à plusieurs échelles. Cela du fait que le modèle urbanistique intègre différentes échelles territoriales dès sa conception. Mis à part la percée d’axes baroques à Rome ou la conception de villes nouvelles (Washington, St-Petersburg), les interventions planifiées sur les villes existantes du XVII, du XVIII et encore de la première moitié du XIX siècle sont conçues essentiellement à une échelle locale. La création de la Strada Nuova, chef d’œuvre de l’art urbain baroque à Gênes, se résume à l’ajout d’un nouveau fragment urbain au tissu de la ville ancienne. Cette croissance par fragments caractérise également les nouveaux quartiers de Londres, d’Edinbourg ou de Bath en Grande-Bretagne, de Paris, de Marseille, de Lyon ou d’Aix-en-Provence, en France. La seule véritable exception au cours de cette période est l’agrandissement de la ville d’Amsterdam, produisant à la fois des systèmes d’espaces publics locaux et une nouvelle structure urbaine radioconcentrique susceptible d’être extrapolée à une ultérieure phase de croissance urbaine.

La prise en compte de l’échelle globale de la ville est ainsi le fait de la seconde moitié du XIX siècle. J. Castex et Ph. Panerai soulignent comme l’intervention d’Hausmann à Paris se conçoit essentiellement à l’échelle globale de la grande ville. Nous avons également vu comment cela a amené à sacrifier la valeur d’usage locale des places parisiennes pour les employer en tant qu’éléments d’un système ayant une cohérence à l’échelle de la ville. La planification urbaine novatrice de Cerdà à Barcelone prend également en compte la cohérence de l’ensemble urbain (c’est à l’échelle de la ville qui est conçu le damier). L’introduction de grandes diagonales traversant le damier renforce cette cohérence globale et intègre de surcroit les lignes de force d’un plus vaste territoire urbain autour de la ville.

Or à Nice et à Turin, entre le XVI et le XIX siècle, l’action planificatrice des forme urbaines se déploie aux trois échelles conjointement : celle locale de la structuration des quartiers, celle globale de la cohérence de la ville et celle encore plus vaste de l’organisation du territoire autour de la ville. Les places sont conçues comme des éléments à l’intérieur de cette intervention multi-scalaire jouant un rôle qui leur est conféré par la position au sein du tissu urbain et la configuration place-rues, se traduisant par un niveau hiérarchique bien précis. Plus précisément, rues et places sont incompréhensibles les unes indépendamment des autres : les rues principales prennent un sens par rapport aux places principales qui les interconnectent aux quartiers plus anciens ; en même temps les grandes places prennent un sens par rapport à ces rues qui les situent au centre de la nouvelle urbanisation. À leur tour, les rues et les places secondaires doivent leur agencement et leur rôle aux éléments structurants qui les entourent.

Finalement, la matrice culturelle baroque de ce modèle permet également d’intégrer une quatrième échelle, encore plus fine : dans la composition urbaine de la place, la disposition et l’alignement des bâtiments, les façades des architectures, la sculpture et la peinture se mélangent dans un continuum, faisant des places des véritables objets d’art.