Approfondissement théorique : L’évolution métropolitaine des espaces publics selon M. Bassand

 

L’espaces public sous ses différentes formes (rues, places, parcs, halles publiques…), est une composante essentielle de la ville. Le sociologue suisse Michel Bassand (2001) propose de concevoir la ville non pas comme une réalité uniquement physique, figée dans le temps, mais comme un phénomène, le phénomène urbain, qui subit un processus de transformation permanente. Cette transformation est due essentiellement aux orientations politiques, économiques, culturelles ainsi que des usages. Ceci influe directement sur l’aménagement des espaces publics.

 

Bassand évoque cinq hypothèses qui concourent à définir le phénomène urbain et permettent de l’appréhender. Selon lui, il est d’abord un processus social : « cette idée s’inscrit contre l’idée que la réalité urbaine n’est que morphologique… C’est un système d’acteurs qui fonctionne et se transforme continuellement. C’est en cela qu’il est processus social ».

Deuxièmement, le phénomène urbain est étagé en profondeur et se décline sous trois angles : sa morphologie, qui comprend son environnement construit et naturel, l’ensemble des pratiques sociales et des comportements des différents acteurs urbains (politiques, professionnels de l’espace, habitants et usagers) et enfin, les représentations que se font les individus et les groupes de leur espace. La prise en compte simultanée de ces éléments est une condition pour la compréhension du phénomène urbain.

Troisièmement, le phénomène urbain résulte de jeux d’acteurs divers. Par acteurs Bassand entend « des individus qui ont une position sociale et qui sont partiellement déterminés par elle… les acteurs font la réalité urbaine. Ce sont d’eux qu’émanent les pratiques sociales et les représentations, ils sont les producteurs de l’environnement construit. ».

Quatrièmement, le phénomène urbain, est englobé dans une société. Selon Bassand, chaque société se dote d’un régime urbain ou système de collectivités urbaines, « régime des cités pour les sociétés agraires, régime de villes et de l’urbanisation pour les sociétés industrielles, (du) régime de l’urbain et de la métropolisation pour les sociétés informationnelles ».

Enfin, le phénomène urbain se manifeste tant au niveau microsocial que macrosocial, « le ménage et le voisinage sont souvent considérés comme étant du domaine micro…alors que la ville, la métropole qui les englobe sont essentiellement macro… les quartiers et les zones ainsi que certains espaces publics sont le plus souvent analysés avec des méthodes tant micro que macro ».

 

Ces cinq thèses définissent le phénomène urbain et partant de là qualifient les espaces publics qui :

  • Impliquent de nombreux enjeux ;

  • Relèvent aussi bien du domaine urbanistique et architectural de la ville que des pratiques et des représentations qui en sont faites ;

  • Dépondent des différents acteurs qui les utilisent et les produisent ;

  • S’insèrent dans la société qui les englobent et leur donne du sens.

 

Nous nous intéresseront ici à la métropolisation et son incidence sur les espaces publics. D’après Bassand (1997), la métropolisation qui se mit en place au cours des dernières décennies du XX siècle a succédé au régime des villes traditionnelles au sein des sociétés agraires, et au régime de l’urbanisation des sociétés industrielles. À une échelle internationale, la métropolisation consiste en l’émergence de grandes villes (les métropoles) caractérisées par leurs activités hautement tertiaires et l’existence en leur sein d’infrastructures d’envergure internationale (aéroports, ports, centres d’affaires et sièges d’entreprises multinationales, universités, institutions culturelles prestigieuses) qui leur assurent un rayonnement mondial. Ces équipements et ces activités font émerger des hyper-centres métropolitains drainant des flux importants qui redéfinissent les espaces publics en tant que synapses dans un espace planétaire de grandes villes interconnectées.

Une spécialisation fonctionnelle effrénée du sol accompagne la métropolisation et conduit au redéploiement des réseaux techniques et territoriaux (transports, réseaux des eaux potables et usées, énergie, télécommunications) qui à leur tour contribuent à redessiner l’espace public. Ce dernier est un enjeu majeur pour les espaces métropolitains dans la mesure où il constitue le support de leurs différents réseaux, sans lesquels aucun fonctionnement métropolitain n’est possible.

À une échelle plus locale, le processus de métropolisation est marqué par un étalement urbain favorisé par les innovations en matière des transports et des communications. Selon M. Bassand, la croissance urbaine a longtemps concentré les populations et les activités dans la ville. Cela a changé depuis les années 50 à cause des déséquilibres économiques (augmentations des valeurs foncières et immobilières) qui ont conduit à l’apparition des grands ensembles construits hors de la ville (suburbanisation). Ceci a poussé les catégories socioprofessionnelles populaires à quitter la ville et s’installer dans ces nouveaux quartiers et permit une certaine rénovation de la ville au profit des couches moyennes et supérieures. Ce mouvement qui va dégorger la ville d’une importante partie des couches populaires n’a cependant pas permis de résorber la ville de son chaos (congestion, pollution, insécurité). Un deuxième mouvement se mit alors en place, la périurbanisation : les classes supérieures et ensuite moyennes se construisirent des lotissements de maisons individuelles à la périphérie des zones suburbaines, grâce à l’accessibilité permise par les infrastructures routières et la motorisation de la population (Wiel 1999). Parallèlement à ces deux phénomènes, la campagne est investie par les citadins : résidences principales et secondaires (rurbanisation), loisirs de plein air, équipements divers.

Pendant ce temps, une spécialisation du sol s’amorce dans les centres métropolitains par l’installation d’activités tertiaires et prestigieuses, seules capables de faire face aux loyers et prix de l’immobilier, devenus insupportables pour les autres couches sociales.

 

Ces phénomènes ont contribué à redessiner le paysage urbain et les espaces publics en particulier et à modifier les usages et les pratiques de ces espaces notamment les espaces publics centraux. Dans ce contexte, les espaces publics à haute valeur symbolique du centre métropolitain exercent leur influence sur des territoires bien plus vastes que la ville traditionnelle, tout en constituant des lieux emblématiques de sa mise à système au niveau national et international. D’autres espaces publics émergent dans les périphéries métropolitaines. Dans son ouvrage spécifiquement dédié à l’analyse des espaces publics, Bassand (2001) distingue ainsi trois types d’espaces publics dans la métropole : les espaces publics centraux (centre-ville), les espaces publics de quartier et les espaces publics des « nouveaux centres de périphérie » (centres commerciaux, halls d’aéroport, stations services…). Ces espaces publics présentent des caractéristiques bien différenciées en ce qui concerne le statut de leur surface (public/privé), leurs forme propre (espace extérieur / intérieur), leur accessibilité, leur potentiel de mixité, mais également les usages qu’ils rendent possibles et les acteurs qu’ils définissent comme étant légitimes dans leurs fonctionnements et dans leurs symbolique (voir tableau ci-dessous, depuis Bassand 2001, p. 66).

Même au sein du centre-ville, les espaces publics traditionnels subissent des évolutions métropolitaines différenciées. Bassand investit dans son travail l’étude de la fréquentation et des usages des trois places de la ville de Genève, centre de la plus vaste métropole Lémanique en Suisse Romande :

  • La Place Neuve : place élitaire accueillant des services importants et bien desservie.

  • La Plaine de Plainpalais : place populaire, elle aussi bien desservie, marquée par ses grands espaces herbeux et bordés d’arbres, elle est souvent le théâtre de manifestations publiques.

  • La place des Volontaires : populaire elle aussi mais petite et mal desservie. Elle sert d’interface à deux équipements culturels importants.

Ces trois places sont localisées au centre-ville et sont toutes riveraines de services publics importants. L’étude de Bassand montre que les espaces publics centraux « s’avèrent être ceux permettant la mixité la plus grande, puisque, du fait de leur bonne accessibilité et d’usages possibles variés, ils peuvent être utilisés par une population d’origine spatiale et sociale variées ». Toutefois, ces derniers sont plus fréquentés par les personnes des classes supérieures « du fait des effets peu visibles d’une accessibilité différenciée aux lieux, du fait de la gamme des activités que l’on peut y faire ». L’analyse se focalise sur l’âge, le sexe, le profil professionnel… des usagers de ces places. La Place Neuve émerge ainsi comme étant la plus cosmopolite puisqu’elle attire les habitants de l’ensemble de la métropole et les touristes.

 

Les acteurs de l’espace public en contexte métropolitain

 

Dans l’analyse de M. Bassand les acteurs sont une clé d’entré privilégié à l’espace public urbain. Plus particulièrement, les transformations métropolitaines de la ville rejaillissent dans le jeu d’acteurs autour de l’aménagement et du fonctionnement de ses espaces publics plus emblématiques.

De façon générale, les espaces publics sont construits, aménagés, transformés et utilisés par différents acteurs. L’acteur est un individu ou un groupe qui initie des actions qui ont des effets directs ou indirect sur son entourage ou son environnement. Bassand met en exergue l’existence de quatre types d'acteurs interdépendants :

  • Les acteurs économiques, essentiellement les propriétaires fonciers et les entreprises des abords de l'espace public (commerces, banques, assurances, hôtels, centre de congrès, etc.), ils participent à sa dynamique.

  • Les acteurs politiques, qui sont les dépositaires du mandat des électeurs et jouent un rôle essentiel, qu'il soit positif ou négatif, par les décisions qu’ils sont amenés à prendre en matière de politique urbaine.

  • Les professionnels de l'espace, architectes, ingénieurs, urbanistes : ils accompagnent les acteurs politiques et économiques par leur connaissance de l'urbain et de ses contraintes techniques.

  • Les habitants-usagers-citoyens, les habitants tendent à s'approprier l'espace urbain, les usagers se définissent par l'utilisation des divers services et les citoyens comme responsables de la gestion de la dynamique urbaine. Les attitudes et pratiques des habitants-usagers-citoyens varient selon qu'ils sont hommes ou femmes, jeunes ou vieux, d'une classe sociale populaire ou élitaire, habitués ou visiteurs... Ils jouent le rôle de baromètre pour les autres acteurs.

 

La relation entre les acteurs économiques et les habitants-usagers-citoyens est probablement la plus importante dans le fonctionnement de la place, renvoyant à la multitude de transactions économiques à la base du vivre urbain. La mobilité et les usages publics entraînent également une sociabilité intense entre les habitants-usagers-citoyens (relations sociales et dynamique de groupe), elle peut prendre des formes infimes : côtoiements, excuses, demande de renseignements...qui peuvent être le début d'une relation et ainsi constituer un tissu social durable (voir l’analyse de J. Jacobs sur le rôle des espaces publics dans le fonctionnement urbain).

Dans la présentation des fonctions symbolique on voit également émerger l’interaction entre les acteurs politiques, d’une part, et les habitants-usagers-citoyens, de l’autre. D’ailleurs, toute transformation physique et réglementaire de la place, décidée par les acteurs politiques en vue de leurs interactions avec les acteurs économiques et les habitants-usagers-citoyens est prise en charge par des professionnels de l’espace. Le rôle de ces professionnels est fondamental dans la création de l’espace physique qui interagira successivement par le biais de ses caractéristiques, ses contraintes, ses opportunités avec le déroulement des usages et des fréquentations.

 

Par l’entrée du jeu d’acteurs, les analyses conduites par M. Bassand sur les trois places genevoises permettent de mettre en évidence des nouveaux conflits liés à l’évolution métropolitaine de ces espaces publics. L’élargissement des publics concernés fait ainsi émerger une opposition entre les professionnels de l’espace (les architectes) et les habitants et usagers habituels de ces places. En effet, selon M. Bassand, les premiers se représentent ces espaces publics en termes esthétiques contemporains où le minéral occupe une place importante et la conception de la place a pour objectif de plaire aux touristes dans un fonctionnement métropolitain élargi, tandis que pour les habitants-usagers, c’est l’usage au quotidien qui compte. Pour eux, ces espaces doivent être fonctionnels et confortables, valoriser le patrimoine et faire place au végétal.